1995

 


La raison en révolte

Philosophie dialectique et science moderne

IV. La logique formelle et la dialectique

Ted Grant et Alan Woods

1er mai 1995


L’aptitude des hommes et des femmes à penser de façon logique est le produit d’un très long processus d’évolution sociale. Elle remonte, non à des milliers, mais à des millions d’années avant l’invention de la logique formelle. Au XVIIe siècle, Locke formulait déjà cette idée : « Dieu n’a pas été économe avec les hommes au point d’en faire de simples créatures à deux jambes et de laisser à Aristote le soin de les rendre rationnels. » D’après Locke, la logique repose sur « une faculté naïve de percevoir la cohérence ou l’incohérence de ses pensées. » [1]

Les catégories de la logique ne sont pas tombées du ciel. Elles ont pris forme au cours du développement socio-historique de l’espèce humaine. Ce sont des généralisations élémentaires de la réalité, reflétées dans l’esprit des hommes et des femmes. Elles dérivent du fait que tout objet possède certaines qualités qui le distinguent des autres objets ; que tout existe en relation avec les autres choses ; que les objets forment des catégories plus larges, avec lesquelles elles partagent des propriétés spécifiques ; que certains phénomènes sont la cause d’autres phénomènes, etc.

Comme le remarquait Trotsky, même les animaux possèdent, dans une certaine mesure, la capacité de raisonner et de tirer des conclusions d’une situation donnée. Chez les mammifères supérieurs, et en particulier chez les singes, cette aptitude est assez développée, comme le montrent de façon frappante les récentes recherches sur les chimpanzés bonobos. Ceci dit, bien que l’aptitude au raisonnement ne soit pas le monopole de l’espèce humaine, il ne fait pas de doute que – tout au moins dans notre petit coin de l’univers – la capacité de penser rationnellement a jusqu’alors atteint son plus haut niveau dans le développement de l’intellect humain.

L’abstraction est absolument nécessaire. Sans elle, la pensée en général serait impossible. La question est : quelle sorte d’abstraction ? Quand je réalise une abstraction de la réalité, je me concentre sur certains aspects d’un phénomène donné et laisse les autres de côté. Par exemple, un bon cartographe ne reportera pas sur ses plans tous les détails de chaque maison, de chaque pavé et de chaque voiture en stationnement. Une telle quantité de détails compromettrait l’objectif même d’une carte, qui est de fournir une représentation utile d’une ville ou d’autres zones géographiques. D’une façon similaire, le cerveau apprend vite à ignorer certains détails et à se concentrer sur d’autres. Si nous n’étions pas capables de cela, la quantité d’information qui nous parvient aux oreilles submergerait complètement notre esprit. Le langage lui-même présuppose au haut niveau d’abstraction.

L’aptitude à faire des abstractions correctes, qui reflètent adéquatement la réalité que nous voulons comprendre et décrire, est le présupposé essentiel de la pensée scientifique. Les abstractions de la logique formelle expriment adéquatement le monde réel dans des limites assez étroites, mais elles sont unilatérales, statiques et parfaitement incapables d’appréhender les processus complexes, et en particulier le mouvement, le changement et les contradictions. Le caractère concret d’un objet réside dans l’ensemble de ses aspects et interrelations, lesquels sont déterminés par ses lois sous-jacentes. La tâche de la science consiste à découvrir ces lois et à s’approcher autant que possible de cette réalité concrète. La connaissance a pour objectif d’exprimer aussi fidèlement que possible le monde réel, ses lois sous-jacentes et ses rapports nécessaires. Comme le soulignait Hegel : « la vérité est toujours concrète ».

Mais ici, nous faisons face à une contradiction. Il est impossible de parvenir à une compréhension du monde concret sans le recours préalable à l’abstraction. Le mot « abstrait » vient du latin « extraire de ». Par le procédé de l’abstraction, nous retenons de l’objet considéré certains aspects que nous estimons importants, laissant de côté les autres. La connaissance abstraite est forcément unilatérale, parce qu’elle n’exprime qu’une dimension particulière du phénomène considéré, isolément de ce qui détermine la nature spécifique de l’ensemble. Ainsi, les mathématiques portent exclusivement sur des rapports quantitatifs. Dans la mesure où la quantité est un aspect extrêmement important de la nature, les abstractions mathématiques constituent un puissant instrument pour en sonder les secrets. C’est pourquoi on peut être tenté d’oublier la nature et les limites véritables des mathématiques. Cependant, ils restent unilatéraux, comme toutes les abstractions. Nous l’oublierions à nos dépens.

La nature connaît aussi bien la qualité que la quantité. Si nous voulons comprendre l’un des processus les plus fondamentaux de la nature, il est absolument indispensable de saisir le rapport précis entre la qualité et la quantité, et de montrer comment, à un point critique, l’une se transforme en l’autre. C’est là un des concepts les plus élémentaires de la dialectique, par opposition à la pensée seulement formelle, et l’une de ses plus importantes contributions à la science. La profondeur de vue que permet cette méthode, qui fut longtemps décriée comme « mystique », ne commence qu’aujourd’hui à être comprise et appréciée. En bannissant la dialectique, la pensée abstraite et unilatérale, telle qu’elle se manifeste dans la logique formelle, a énormément desservi la science. Mais les résultats réels de la science montrent qu’en dernière analyse, le mode de pensée dialectique est beaucoup plus conforme aux processus objectifs de la nature que les abstractions linéaires de la logique formelle.

Il est nécessaire d’acquérir une compréhension concrète de l’objet en tant que système intégral, et non en tant que fragments isolés ; dans toutes ses interconnexions nécessaires, et non arraché de son contexte, tel un papillon épinglé sur un tableau de collectionneur ; dans sa vie et son mouvement plutôt que comme quelque chose de statique et sans vie. Une telle approche est en conflit ouvert avec les prétendues « lois » de la logique formelle, qui sont l’expression la plus achevée de la pensée dogmatique, et qui constituent une sorte de rigor mortis intellectuelle. La nature vit, respire et résiste obstinément au carcan de la pensée formaliste. « A » n’est pas égal à « A ». Les particules subatomiques sont et ne sont pas. Les processus linéaires débouchent sur le chaos. Le tout est plus grand que ses parties. La quantité se change en qualité. L’évolution elle-même n’est pas un processus graduel, mais est interrompue par des catastrophes et des bonds soudains. Qu’y pouvons-nous ? Les faits sont têtus.

Sans abstraction, il est impossible de pénétrer l’objet « en profondeur », de comprendre sa nature essentielle et les lois de son mouvement. Grâce au travail mental de l’abstraction, nous sommes capables d’aller au-delà de l’information immédiate que nous communiquent nos sens (perception sensitive), et, ainsi, d’approfondir nos connaissances. Nous pouvons diviser l’objet en ses parties constituantes, isoler celles-ci et les étudier en détail. Nous pouvons parvenir à une conception générale et idéalisée de l’objet comme « pure » forme, débarrassé de ses caractéristiques secondaires. Tel est le travail de l’abstraction ; c’est une étape absolument nécessaire dans le processus de la connaissance.

« La pensée », écrit Lénine, « qui procède du concret vers l’abstrait – en supposant qu’elle est correcte(et Kant, comme tous les philosophes, parle de la pensée correcte) – ne s’éloigne pas de la vérité, mais s’en approche. L’abstraction de la matière, celle de la loi naturelle, l’abstraction de la valeur, etc., en un mot toutes les abstractions scientifiques (justes, sérieuses, non absurdes) reflètent la nature plus profondément, plus fidèlement et plus complètement. De la perception vivante à la pensée abstraite, et de celle-ci à la pratique – tel est le chemin dialectique de la connaissance de la vérité, de la connaissance de la réalité objective. » [2]

L’une des principales caractéristiques de l’esprit humain consiste dans le fait de ne pas être limité à ce qui est, mais de se porter aussi sur ce qui doit être. Nous faisons constamment des suppositions logiques sur le monde qui nous entoure. Nous n’apprenons pas cette logique dans des livres ; elle est le produit d’une longue période de l’évolution. Des expérimentations précises ont montré qu’un enfant apprend très tôt, à partir de son expérience, les rudiments de cette logique. Nous pensons que si quelque chose est vrai, alors quelque chose d’autre, dont nous n’avons pas immédiatement connaissance, doit l’être aussi. Nous effectuons de tels procédés de pensée logique des millions de fois par jour, sans nous en rendre compte. Ils acquièrent la force d’une habitude, et, sans eux, les actes les plus simples de la vie seraient impossibles.

La plupart des gens tiennent les règles élémentaires de la logique pour acquises. Elles font partie de la vie et sont exprimées dans de nombreux proverbes, tel « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ». A un certain stade, ces lois ont été formulées de façon systématique. Telle est l’origine de la logique formelle, que nous devons – comme tant d’autres choses – à Aristote. Cette logique est très utile, puisqu’à défaut d’une connaissance des règles élémentaires de la logique, la pensée court le risque de tomber dans l’incohérence. Il est nécessaire de distinguer le noir du blanc et de connaître la différence entre un énoncé vrai et un énoncé faux. Par conséquent, la valeur de la logique formelle n’est pas en question. Le problème, c’est que les catégories de la logique formelle découlent d’un éventail d’observations et d’expériences assez limité, et ne sont réellement valides qu’à l’intérieur de ces limites. Certes, elles couvrent dans les faits un très grand nombre de phénomènes du quotidien, mais elles sont tout à fait inadéquates lorsqu’il s’agit de comprendre des phénomènes complexes, qui impliquent le mouvement, la turbulence, la contradiction et la transformation de la quantité en qualité.

Dans un article intéressant intitulé L’origine de l’inférence, qui fait partie de Making Sense, une anthologie sur la construction infantile du monde, Margaret Donaldson attire notre attention sur l’un des problèmes de la logique ordinaire, à savoir son caractère statique :

« Il apparaît communément que le raisonnement verbal porte sur des " états de faits " – c’est-à-dire sur un monde conçu comme statique. Ainsi conçu, l’univers semble ne comporter aucune incompatibilité : les choses sont simplement comme elles sont. Cet objet devant nous est un arbre ; cette tasse est bleue ; cet homme est plus grand que celui-là. Bien sûr, ces états de fait en excluent une infinité d’autres ; mais comment en devient-on conscients ? Comment l’idée d’incompatibilité nous vient-elle à l’esprit ? Certainement pas directement à partir de nos impressions des " choses telles qu’elles sont ". »

Le même ouvrage formule cette idée juste que le processus cognitif n’est pas passif, mais actif :

« Nous ne nous restons pas là à attendre passivement que le monde imprime sur nous sa " réalité ". Au contraire, comme c’est aujourd’hui largement admis, nous acquérons la plupart de notre plus élémentaire savoir à travers l’action. » [3]

La pensée humaine est essentiellement concrète. L’esprit n’assimile pas facilement les concepts abstraits. Nous nous sentons plus à l’aise avec ce qui est immédiatement sous nos yeux ou, au moins, ce que nous pouvons appréhender de façon concrète. C’est comme si l’esprit avait besoin d’une béquille sous la forme d’images. A ce sujet, Margaret Donaldson remarque que « même les plus petits enfants peuvent fréquemment raisonner au sujet de choses qu’ils entendent dans des histoires. Cependant, lorsqu’on passe les limites de la sensibilité humaine, la différence est considérable. La pensée qui transgresse ces limites, de sorte qu’elle n’opère plus dans le contexte favorable d’événements saisissables, est souvent appelée " formelle " ou " abstraite ". » [4]

Le processus initial procède donc du concret vers l’abstrait. L’objet est démembré, analysé, de façon à acquérir une connaissance détaillée de ses parties. Mais il y a là un danger. Les parties ne peuvent être correctement comprises indépendamment de leur rapport au tout. Il est nécessaire de revenir à l’objet en tant que système complexe et de saisir la dynamique sous-jacente qui le détermine comme un tout. De cette manière, le processus cognitif revient de l’abstrait vers le concret. C’est là l’essence de la méthode dialectique, qui combine l’analyse et la synthèse, l’induction et la déduction.

Toute la fausseté de l’idéalisme repose sur une compréhension incorrecte de la nature de l’abstraction. Lénine soulignait que toute abstraction ouvrait la possibilité d’une conception idéaliste. Le concept abstrait d’une chose est artificiellement opposé à la chose elle-même. Non seulement on lui suppose une existence indépendante, mais on le déclare supérieur à la réalité matérielle brute. Le concret est présenté comme quelque chose de défectueux, d’imparfait et d’impur, par opposition à l’Idée qui elle est parfaite, pure et absolue. Ainsi, la réalité est inversée. Elle se tient sur la tête.

L’aptitude à penser au moyen d’abstractions représente une conquête colossale de l’intellect humain. Non seulement la science « pure », mais même l’ingénierie serait impossible sans pensée abstraite, qui nous élève au-dessus de la réalité finie et immédiate du concret, et confère à la pensée un caractère universel. Le rejet inconsidéré de l’abstraction et de la théorie dénote l’étroitesse et l’ignorance d’esprits supposés « pragmatiques » mais qui sont, en réalité, impuissants. En définitive, des grandes avancées théoriques mènent à de grandes avancées dans le domaine de la pratique. Ceci dit, toutes les idées dérivent d’une façon ou d’une autre du monde physique et doivent finalement lui être appliquées en retour. La validité de toute théorie doit tôt ou tard être démontrée dans la pratique.

On assiste, ces dernières années, à une réaction saine contre le réductionnisme mécanique, à la faveur d’une approche scientifique holistique. Le terme « holistique », du fait de ses résonances mystiques, n’est pas le plus heureux. Néanmoins, en s’efforçant de saisir les choses dans leur mouvement et leurs interconnexions, la théorie du chaos se rapproche indubitablement de la dialectique. Le véritable rapport entre la logique formelle et la dialectique consiste dans le rapport entre, d’une part, la façon de penser qui sépare les choses et les étudie séparément, et, d’autre part, celle qui est également capable de les remettre ensemble et de les faire fonctionner comme telles. Si la pensée veut correspondre à la réalité, elle doit être capable de la saisir comme un tout vivant, avec toutes ses contradictions.

Qu’est-ce qu’un syllogisme ?

« La logique formelle, et, plus généralement, la pensée formelle », écrit Trotsky, « sont construites sur la base de la méthode déductive, et procèdent d’un syllogisme général, à travers un certain nombre de prémisses, jusqu’à la conclusion nécessaire. Une telle chaîne de syllogismes est appelée une sorite. » [5]

Aristote fut le premier à faire l’exposé systématique à la fois de la logique formelle et de la dialectique, en tant que méthodes de raisonnement. Le but de la logique formelle était de fournir un cadre permettant de distinguer les arguments valides des arguments invalides. Aristote élabora ce cadre sous la forme de syllogismes, qui sont en fait des variations sur un même thème.

Dans son Organon, Aristote désigne dix catégories – la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, l’état, l’action et la passion – qui forment la base de la logique dialectique, qui devait trouver une expression complète, plus tard, dans les écrits de Hegel. Cette dimension du travail d’Aristote sur la logique est souvent ignorée. Bertrand Russel, par exemple, considérait ces catégories comme dépourvues de sens. Mais dans la mesure où les positivistes du genre de Russel considèrent toute l’histoire de la philosophie (à part les fragments épars qui coïncident avec leurs dogmes) comme dépourvue de sens, cela ne devrait ni nous surprendre, ni nous troubler outre mesure.

Le syllogisme est une méthode de raisonnement qui peut être décrite de différentes manières. Voici la définition qu’en donnait Aristote lui-même : « Un discours dans lequel, certaines choses étant établies, quelque chose d’autre que ce qui est établi en découle nécessairement. » C’est A. A. Luce qui en donne la définition la plus simple : « Un syllogisme est une triade de propositions connectées, qui sont liées de telle sorte que l’une d’entre elles, appelée Conclusion, découle nécessairement des deux autres, qui sont appelées Prémisses. » [6]

Les scolastiques médiévaux concentraient leur attention sur ce genre de logique formelle, qu’Aristote a développé dans ses Premiers et Seconds Analytiques. C’est sous cette forme que la logique d’Aristote nous a été léguée par le Moyen Age. Dans la pratique, le syllogisme consiste en deux prémisses et une conclusion. Le sujet et le prédicat de la conclusion se trouvent chacun dans l’une des prémisses, cependant qu’un troisième terme (le moyen) est présent dans les deux prémisses mais pas dans la conclusion. Le prédicat de la conclusion est le terme majeur ; la prémisse qui le comprend est la prémisse majeure ; le sujet de la conclusion est le terme mineur ; et la prémisse qui le comprend est la prémisse mineure. Par exemple :

  1. Tous les hommes sont mortels. (Prémisse majeure)
  2. César est un homme (Prémisse mineure)
  3. Donc, César est mortel. (Conclusion)

On appelle cela une proposition affirmative et catégorique. Cela donne l’impression d’être une chaîne argumentaire logique, dans laquelle chaque étape découle inexorablement de la précédente. Mais en fait il n’en est rien, puisque « César » est déjà inclus dans « tous les hommes ». Kant, comme Hegel, considérait le syllogisme – cette « ennuyeuse doctrine » – avec mépris. Pour lui, ce n’était « rien de plus qu’un artifice » dans lequel les conclusions étaient déjà introduites dans les prémisses de façon à créer l’impression trompeuse d’un raisonnement. [7]

Il existe aussi un syllogisme de forme conditionnelle (si… donc). Par exemple : « Si un animal est un tigre, donc c’est un carnivore. » C’est juste une autre façon de formuler la proposition affirmative et catégorique : tous les tigres sont carnivores. De même, la forme négative : « Si c’est un poisson, ce n’est donc pas un mammifère », est juste une autre façon de dire : aucun poisson n’est un mammifère. Les différences formelles cachent le fait que nous n’avons pas avancé d’un pouce.

Ce que tout cela révèle, en fait, c’est la connexion intime entre les choses, non seulement dans la pensée, mais dans le monde réel. « A » et « B » sont liés d’une certaine façon à « C » (le moyen terme) et aux prémisses ; par conséquent, ils sont liés entre eux dans la conclusion. Hegel a montré avec beaucoup de profondeur et de perspicacité que ce qu’exprimait le syllogisme était le rapport entre le particulier et l’universel. En d’autres termes, le syllogisme est lui-même un exemple de l’unité des contraires, de la contradiction par excellence, et du fait qu’en réalité toute chose est un « syllogisme ».

L’âge d’or du syllogisme fut le Moyen Age. Les scolastiques consacraient toute leur vie à des débats sans fin sur toute sortes de questions théologiques obscures, comme celle du sexe des anges. Les constructions labyrinthiques de la logique formelle donnaient l’impression qu’ils étaient engagés dans un profond débat, alors qu’en réalité ils ne discutaient de rien du tout. Cela s’explique par la nature de logique formelle. Comme son nom le suggère, elle s’occupe exclusivement de forme. La question du contenu n’est pas de son ressort. C’est là précisément le défaut majeur de la logique formelle, son talon d’Achille.

A l’époque de la Renaissance – ce grand réveil de l’esprit humain –, la logique aristotélicienne était très largement remise en cause. La réaction contre Aristote prenait de l’ampleur, ce qui n’était pas vraiment juste à l’égard de ce grand penseur, mais venait du fait que l’Eglise avait supprimé de sa philosophie tout ce qu’elle avait de valable et n’en avait préservé qu’une caricature inerte. Pour Aristote, le syllogisme n’était qu’une partie du processus du raisonnement, et pas nécessairement le plus important. Aristote a aussi écrit sur la dialectique, mais cet aspect était tombé dans l’oubli. La logique était privée de toute vie et n’était plus, comme l’écrivait Hegel, que les « os décharnés d’un squelette ».

La réaction contre ce formalisme stérile s’est exprimée dans le mouvement vers l’empirisme, qui a donné une puissante impulsion à la recherche et l’expérimentation scientifiques. Cependant, il n’est pas possible de se dispenser complètement des formes de la pensée, et l’empirisme portait dès sa naissance les germes de sa propre destruction. La seule alternative viable à des méthodes de raisonner incorrectes et inadéquates consiste dans le développement de méthodes adéquates et correctes.

A la fin du Moyen Age, le syllogisme était partout discrédité ; on le ridiculisait et l’insultait. Rabelais, Pétrarque et Montaigne l’ont tous critiqué. Mais il survécut encore pendant un certain temps, titubant – en particulier dans les contrées catholiques qui sont restées à l’abri du vent frais de la Réforme. A la fin du XVIIIe, la logique était si mal en point que Kant s’est senti obligé de formuler, dans sa Critique de la Raison pure, une critique générale de toutes les vieilles formes de pensée.

Hegel fut le premier à soumettre les lois de la logique formelle à une analyse critique exhaustive. Ce faisant, il complétait le travail engagé par Kant. Mais alors que Kant ne faisait que montrer les déficiences et les contradictions inhérentes à la logique traditionnelle, Hegel est allé beaucoup plus loin. Il a élaboré une conception de la logique complètement différente, une conception dynamique, qui comprend le mouvement et la contradiction, face auxquels la logique formelle est impuissante.

La logique apprend-elle comment penser ?

La dialectique ne prétend pas apprendre aux hommes comment penser. Telle était, par contre, la revendication prétentieuse de la logique formelle. A quoi Hegel répondait ironiquement que la logique n’apprend pas plus à penser que la physiologie n’apprend à digérer ! Les hommes et les femmes pensent, et pensent même logiquement, bien avant d’entendre parler de logique. Les catégories de la logique, de même que la dialectique, proviennent de l’expérience réelle. Quoiqu’en disent leurs défenseurs, les catégories de la logique formelle ne se tiennent pas au dessus de la réalité matérielle de ce bas monde. Elles ne sont que des abstractions vides élaborées à partir d’une compréhension unilatérale et statique de la réalité, et qui sont ensuite appliquées à celle-ci de façon arbitraire.

A l’inverse, la première loi de la méthode dialectique est celle de l’objectivité absolue. Dans tous les domaines, il est nécessaire de découvrir les lois du mouvement d’un phénomène donné en l’étudiant de tous le points de vue. La méthode dialectique est indispensable pour aborder correctement un phénomène, éviter les erreurs philosophiques élémentaires et faire des hypothèses scientifiques sérieuses. Si l’on considère la quantité impressionnante de mysticisme à laquelle des hypothèses arbitraires ont donné naissance, surtout en physique théorique, ce n’est pas un mince avantage ! Au lieu de faire entrer de force les faits dans un cadre rigide et préconçu, la méthode dialectique cherche toujours à faire dériver ses catégories d’une étude minutieuse des faits et des processus.

« Nous sommes tous d’accord », écrit Engels, « sur le fait que dans tous les domaines de la science, dans la science naturelle comme dans la science historique, il faut partir des faits. Dans la science de la nature, il faut ainsi partir des différentes formes matérielles et des différentes formes de mouvement de la matière. Nous sommes d’accord, en conséquence, que dans la science théorique de la nature, les interconnections ne doivent pas être imputées aux faits mais découvertes en partant d’eux, et que, une fois découvertes, elles doivent être vérifiées par l’expérience, dans la mesure du possible. » [8]

La science est fondée sur la recherche de lois générales permettant d’expliquer le monde réel. En prenant l’expérience comme point de départ, elle ne se limite pas à une simple collection des faits, mais cherche à généraliser sur la base de l’expérience, procédant du particulier vers l’universel. L’histoire de la science se caractérise par un processus d’approximation toujours plus approfondi. Nous nous rapprochons toujours plus de la vérité, sans jamais connaître « toute la vérité ». En fin de compte, le critère décisif de la vérité scientifique est l’expérimentation. « L’expérimentation », écrit Feymann, « est le seul juge de la vérité scientifique » [9]

En dernière analyse, la validité de formes de pensée doit dépendre du fait qu’elles correspondent, ou non, à la réalité du monde physique. Cela ne peut être établi a priori, mais doit être démontré à travers l’observation et l’expérimentation. La logique formelle, à la différence de toutes les sciences naturelles, n’est pas empirique. La science établit ses données de l’observation du monde réel. La logique est supposée être a priori, à la différence de tous les sujets auxquels elle est appliquée. Il y a là une contradiction flagrante entre la forme et le contenu. La logique, qui est supposée ne pas dériver du monde réel, est pourtant constamment appliquée aux faits du monde réel. Quelle est la relation entre ces deux dimensions ?

Kant expliquait que les formes de la logique doivent refléter la réalité objective, sous peine d’être complètement dépourvues de sens :

« Lorsque nous avons une raison de considérer un jugement comme nécessairement universel […], nous devons le considérer également comme objectif, c’est-à-dire n’exprimant pas seulement une référence de notre perception à un sujet, mais une qualité de l’objet. Il n’y aurait pas de raison à ce que le jugement d’autres hommes s’accordent nécessairement au mien, si ce n’était l’unité de l’objet auquel tous se réfèrent et avec lequel ils s’accordent ; par conséquent ils doivent tous s’accorder. » [10]

Cette idée a été davantage développée par Hegel, qui a éliminé les ambiguïtés contenues dans la théorie de la connaissance et de la logique de Kant. Et c’est finalement Marx et Engels qui ont donné une base solide à la même idée :

« Les schèmes logiques », explique Engels, « ne peuvent se rapporter qu’aux formes de la pensée : or, ce dont nous nous occupons ici ne sont que les formes de l’être, du monde extérieur, et la pensée ne peut jamais créer et dériver ces formes d’elle-même, mais seulement du monde extérieur. Mais ainsi, le rapport tout entier s’inverse : les principes ne sont pas le point de départ de la recherche, mais son résultat final ; ils ne sont pas appliqués à la nature et à l’histoire des hommes, mais abstraits de celles-ci ; ce ne sont pas la nature et le monde des hommes qui se conforment aux principes, mais les principes ne sont valides que dans la mesure où ils sont conformes à la nature et à l’histoire. » [11]

Les limites de la loi de l’identité

Il est étonnant de constater que les lois élémentaires de la logique formelle élaborée par Aristote sont restées fondamentalement inchangées pendant plus de 2000 ans. Au cours de cette même période, nous avons assisté à un processus d’évolution constant dans toutes les sphères de la science, de la technologie et de la pensée. Et pourtant, les scientifiques se sont contentés d’utiliser les mêmes outils méthodologiques que ceux dont se servaient les scolastiques médiévaux à l’époque où la science en était encore au stade de l’alchimie.

Lorsqu’on sait la place centrale qu’occupe la logique formelle dans la pensée occidentale, on ne peut qu’être surpris par le peu d’attention qui est accordée à son histoire, à sa signification et à son contenu réels. Elle est généralement considérée comme quelque chose de donné, qui va de soi et dont la validité est éternelle. Ou alors on la présente comme une convention pratique sur laquelle s’accordent tous les gens raisonnables, de façon à faciliter la pensée et la parole, un peu comme les gens de bonne société se mettent sont d’accord sur la façon de se comporter à table. Les lois de la logique seraient des constructions complètement artificielles que des logiciens auraient élaborées dans l’idée qu’elles trouveraient une application dans quelque domaine de la pensée, où elles permettraient de révéler telle ou telle vérité. Mais pourquoi les lois de la logique auraient-elles un rapport avec quoi que ce soit, si ce n’étaient que des constructions abstraites, des produits arbitraires de notre cerveau ?

Sur cette idée, Trotsky écrivait avec ironie :

« Dire que les gens se sont mis d’accord au sujet du syllogisme revient quasiment à dire, ou plutôt revient exactement à dire, que les gens se sont mis d’accord sur le faits d’avoir des narines. Le syllogisme n’est pas moins le résultat objectif d’un développement organique – à savoir le développement biologique, anthropologique et social de l’humanité – que ne le sont nos différents organes, parmi lesquels l’odorat. » En réalité, la logique formelle dérive, en dernière analyse, de l’expérience, comme tout autre mode de pensée. Les hommes tirent certaines conclusions à partir de leur propre expérience, et ils s’en servent dans leur vie quotidienne. Cela vaut même pour les animaux, bien qu’à un tout autre niveau.

« Une poule sait que les graines sont en général utiles, nécessaires et goûteuses. Elle reconnaît un grain donné – un grain de blé – comme étant du genre qui lui est familier et en tire une conclusion logique en se servant de son bec. Le syllogisme d’Aristote n’est qu’une expression articulée de ces conclusions mentales élémentaires que nous observons à tout moment chez les animaux. » [12]

Trotsky expliquait que le rapport entre la logique formelle et la dialectique était semblable au rapport entre les mathématiques classiques et les mathématiques supérieures. Les premières ne sont pas niées par les secondes, et continuent d’être valides dans certaines limites. De la même façon, les lois de Newton, qui ont dominé la physique pendant plus d’un siècle, se sont révélées fausses dans le monde des particules subatomiques. Plus exactement, la vieille physique mécaniste, que critiquait Engels, s’est révélée unilatérale et uniquement valable dans un champ d’application très limité.

« La dialectique », écrit Trotsky, « n’est ni une fiction, ni un mysticisme. C’est une science des formes de notre pensée dans la mesure où celle-ci ne se limite pas aux problèmes de la vie quotidienne mais s’efforce de parvenir à une compréhension de processus plus vastes et plus complexes. » [13]

Le procédé le plus courant de la logique formelle est celui de la déduction, qui tente d’établir la vérité de ses conclusions par la satisfaction de deux exigences distinctes : a) la conclusion doit vraiment découler des prémisses ; et b) les prémisses elles-mêmes doivent être vraies. Si ces deux conditions sont réunies, l’argument est dit valide. Tout ceci est très réconfortant. Nous sommes ici dans le royaume rassurant et familier du « bon sens ». « Vrai ou Faux ? » « Oui ou non ? » Nos pieds reposent sur la terre ferme. Il semble que nous soyons en possession de « la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité. » Il n’y a pas grand-chose à ajouter.

A strictement parler, du point de vue de la logique formelle, il est indifférent de savoir si les prémisses sont vraies ou fausses. Du moment que les conclusions peuvent être correctement déduites des prémisses, l’inférence est caractérisée comme déductivement valide. Ce qui importe, c’est de faire la distinction entre les inférences qui sont valides et celles qui sont invalides. Ainsi, du point de vue de la logique formelle, l’assertion suivante est déductivement valide : tous les scientifiques ont deux têtes ; Einstein était un scientifique ; donc, Einstein avait deux têtes. La validité de l’inférence ne dépend absolument pas de son sujet. De cette façon, la forme prend le dessus sur le contenu.

Bien sûr, dans la pratique, tout mode de raisonnement qui ne démontrerait pas la vérité de ses prémisses n’aurait aucune utilité. Il faut démontrer la vérité des prémisses. Mais cela nous mène à une contradiction. Procéder à la validation d’un ensemble de prémisses fait automatiquement émerger une nouvelle série de prémisses, qui à leur tour doivent être validées. Comme le souligne Hegel, chaque prémisse donne jour à un nouveau syllogisme, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Ainsi, ce qui semblait être très simple se révèle être extrêmement complexe et contradictoire.

La plus grande des contradictions réside dans les prémisses fondamentales de la logique formelle elle-même. Alors qu’elle demande à ce que tout, en ce bas monde, se justifie devant la Cour Suprême du Syllogisme, la logique formelle devient parfaitement confuse lorsqu’on lui demande de justifier ses propres présupposés. Elle perd soudainement toutes ses facultés critiques, et recourt à des appels à la croyance, au « bon sens », à l’ « évidence », ou encore à l’ultime clause de sauvegarde philosophique : l’a priori. Le fait est que les soi-disant axiomes de la logique consistent en des formules qui ne sont pas prouvées. Elles sont prises comme point de départ, sur la base duquel toutes les autres formules (théorèmes) sont déduites, exactement comme, en géométrie classique, le point de départ est fourni par les principes d’Euclide. On les suppose corrects, sans la moindre preuve. Il faut tout simplement leur accorder notre crédit.

Et si les axiomes fondamentaux de la logique formelle se révélaient être faux ? Alors, nous serions exactement dans la même situation que lorsque nous avons attribué une tête supplémentaire à notre pauvre Monsieur Einstein. Est-il concevable que les lois éternelles de la logique formelle soient incorrectes ? Examinons le problème de plus près. Les lois élémentaires de la logique formelles sont :

  1. La loi de l’identité (A = A)
  2. La loi de la contradiction (A n’est pas égal à non A)
  3. La loi du tiers exclu (A n’est pas égal à B)

A première vue, ces lois semblent éminemment raisonnables. Comment quelqu’un pourrait-il les contester ? Cependant, une analyse plus précise montre que ces lois comportent de nombreux problèmes et contradictions de nature philosophique. Dans sa Science de la logique, Hegel fait une analyse exhaustive de la loi de l’identité, et prouve qu’elle est unilatérale et, par conséquent, incorrecte.

Tout d’abord, remarquons que l’apparence d’une chaîne de raisonnement dans laquelle chaque étape découle nécessairement de la précédente, est entièrement illusoire. La loi de la contradiction n’est qu’une reformulation de la loi de l’identité sous une forme négative. Il en est de même pour la loi du tiers exclu. La première ligne est simplement répétée de différentes manières. Le tout tient – ou tombe – sur la loi de l’identité (A = A). A première vue, celle-ci est irréfutable, et est véritablement la source de toute pensée rationnelle. Elle est la Sainte des Saintes de la Logique, qui ne doit pas être remise en cause. Cependant, elle a été remise en cause, et par l’un des plus grands esprits de tous les temps.

Dans Les habits neufs de l’empereur, un conte de Hans Christian Andersen, un empereur un peu fou achète à un escroc des vêtements neufs, qui sont supposés être très beaux, mais invisibles. Le crédule empereur se promène dans son costume tout neuf, dont tout le monde reconnaît qu’il est exquis, jusqu’à ce qu’un jour un petit garçon remarque que l’empereur est en fait complètement nu. Hegel a rendu à peu près le même service à la philosophie avec sa critique de la logique formelle. Ses défenseurs ne le lui ont jamais pardonné.

La soi-disant loi de l’identité est, en réalité, une tautologie. Paradoxalement, dans la logique traditionnelle, la tautologie a toujours été considérée comme l’une des erreurs les plus flagrantes qui puissent être commises lorsqu’on définit un concept. Il s’agit d’une définition logique intenable, qui se contente de répéter ce qui est déjà explicite dans la chose qui doit être définie. Expliquons cela plus concrètement. Un professeur demande à l’un de ses élèves ce qu’est un chat, et l’élève répond fièrement qu’un chat est – un chat. Une telle réponse ne sera pas tenue pour très intelligente. Après tout, une phrase est supposée nous dire quelque chose, et celle-ci ne nous dit rien du tout. Pourtant, cette mauvaise définition du félin quadrupède est une expression parfaite de la loi de l’identité dans toute sa gloire. L’élève en question mériterait d’être immédiatement envoyé au fond de la classe. Cependant, pendant plus de deux milles ans, les plus savants professeurs se sont contentés de considérer cette loi comme la plus profonde des vérités philosophiques.

Tout ce que la loi de l’identité nous dit au sujet d’une chose, c’est qu’elle est. Cela ne nous fait pas avancer d’un centimètre. Nous en restons au stade de l’abstraction la plus vide et générale. Nous n’apprenons rien sur la réalité concrète, les propriétés et les fonctions de l’objet en question. Un chat est un chat ; je suis moi ; tu es toi ; la nature humaine est la nature humaine ; les choses sont comme elles sont. Le vide de telles affirmations saute aux yeux. Elles sont l’expression consommée de la pensée unilatérale, formaliste et dogmatique.

Est-ce qu’en conséquence la loi de l’identité est invalide ? Pas entièrement. Elle a son champ d’application, mais il est beaucoup plus limité qu’on pourrait le croire. Les lois de la logique formelle peuvent être utilisées pour clarifier certains concepts, analyser, étiqueter, cataloguer, définir. Elles ont le mérite d’être nettes et précises. Cela n’est pas inutile. Pour les phénomènes simples et courants du quotidien, elles suffisent. Mais pour appréhender des phénomènes plus complexes, impliquant le mouvement, des changements qualitatifs, elles deviennent totalement inadéquates et, en fait, se brisent de part en part.

Le passage suivant de Trotsky résume brillamment la ligne d’argumentation de Hegel au sujet de la loi de l’identité :

« Je vais tenter ici de cerner, de la façon la plus concise possible, l’essentiel de la question. La logique aristotélicienne du syllogise simple part de la proposition que " A " est égal à " A ". Ce postulat est accepté comme un axiome pour quantité d’actions humaines pratiques et pour des généralisations élémentaires. Mais en réalité, " A " n’est pas égal à " A ". C’est facile à démontrer, ne fut-ce qu’en regardant ces deux lettres à la loupe : elles diffèrent sensiblement l’une de l’autre. Mais, peut-t-on objecter, il ne s’agit pas de la dimension ni de la forme des lettres, puisqu’elles ne sont que des symboles de quantités égales, par exemple une livre de sucre. L’objection ne tient pas : en réalité, une livre de sucre n’est jamais égale à une livre de sucre – et des balances plus précises décèlent toujours une différence. On pourra encore objecter : une livre de sucre est égale à elle-même. C’est aussi faux : tous les corps changent constamment de dimension, de poids, de couleur, etc. Ils ne sont jamais égaux à eux-mêmes. Un sophiste répondra qu’une livre de sucre est égale à elle-même " à un instant donné ". Sans même parler de la valeur pratique, bien douteuse, d’un tel " axiome ", il ne résiste pas davantage à la critique théorique. Comment, en effet, comprendre le mot " instant " ? S’il s’agit d’une fraction infinitésimale de temps, la livre de sucre subira inévitablement des changements pendant cet " instant ". Ou bien l’instant n’est-il qu’une pure abstraction mathématique, c’est-à-dire représente un zéro de temps ? Mais tout existe dans le temps et l’existence elle-même n’est qu’un processus ininterrompu de transformation : le temps est par conséquent un élément fondamental de l’existence. Ainsi l’axiome " A " égale " A " signifie que toute chose est égale à elle-même quand elle ne change pas, c’est-à-dire quand elle n’existe pas.

Il peut sembler au premier abord que ces " subtilités " ne sont d’aucune utilité. Elles ont en réalité une importance décisive. L’axiome " A " égale " A " est, d’une part, le point de départ de toutes nos connaissances et, d’autre part, la source de toutes les erreurs dans nos connaissances. On ne peut manier impunément l’axiome " A = A " que dans des limites déterminées. Lorsque les changements quantitatifs de " A " sont négligeables pour la tâche qui nous intéresse, nous pouvons admettre que " A = A ". C’est ainsi par exemple que l’acheteur et le vendeur considèrent une livre de sucre. Ainsi considérons-nous la température du soleil. Ainsi considérions-nous jusqu’à récemment le pouvoir d’achat du dollar. Mais les changements quantitatifs, au-delà d’une certaine limite, se convertissent en changements qualitatifs. Une livre de sucre arrosée d’eau ou d’essence cesse d’être une livre de sucre. Un dollar, soumis à l’action du président, cesse d’être un dollar. Dans tous les domaines de la connaissance, y compris la sociologie, l’une des tâches les plus importantes et les plus difficiles consiste à saisir, au moment précis, le point critique où la quantité se change en qualité. […]

La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas les images fixes de la photographie, mais les combine en une série suivant les lois du mouvement. La dialectique ne rejette pas le syllogisme, mais elle nous enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante. Dans saLogique, Hegel établit une série de lois – le changement de la quantité en qualité, le développement à travers des contradictions, le conflit entre la forme et le contenu, l’interruption de la continuité, le passage du possible au nécessaire, etc. – qui sont aussi importantes pour la pensée théorique que le simple syllogisme pour les tâches les plus élémentaires. » [14]

Il en est de même avec la loi du tiers exclu, qui soutient qu’il est nécessaire, soit d’affirmer, soit de nier, et qu’une chose doit être soit blanche, soit noire ; soit vivante, soit morte ; soit « A », soit « B ». Autrement dit, elle ne peut être les deux à la fois. Pour les affaires courantes du quotidien, on peut considérer que c’est vrai. D’ailleurs, sans de telles suppositions, une pensée claire et consistante serait impossible. En outre, des erreurs apparemment insignifiantes dans le domaine théorique se font tôt ou tard sentir dans la pratique, où les conséquences y sont souvent désastreuses. De la même manière, une toute petite fissure dans l’aile d’un avion de ligne peut paraître insignifiante, et, en, effet, passera inaperçue à vitesse réduite. Mais à très grande vitesse, cette petite erreur peut provoquer une catastrophe. Dans l’Anti-Dühring, Engels explique les carences de la soi-disant loi du tiers exclu :

« Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les idées, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toute. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme. Il dit : oui, oui ; non, non – ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, soit une chose existe, soit elle n’existe pas ; et une chose ne peut pas être à la fois elle-même et autre chose. Le positif et le négatif s’excluent absolument ; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide.

Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le sens commun. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le sens commun connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche. Le mode de pensée métaphysique, si justifié et si nécessaire qu’il soit dans nombre de domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle il devient étroit, borné et abstrait, et se perd en contradictions insolubles. La raison en est que, devant les objets singuliers, il oublie leurs connexions ; devant leur existence présente, il oublie leur devenir et leur futur périssement ; devant leur repos, il oublie leur mouvement. Les arbres lui cachent la forêt. Pour les besoins de tous le jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude si un animal existe ou non. Mais une étude plus précise nous montre que ce problème est parfois très complexe, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer une enfant dans le sein de sa mère est un meurtre. Il est tout aussi impossible de déterminer le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas un phénomène unique et instantané, mais un processus de très longue durée.

De la même manière, tout être organique est à tout moment le même et pas le même ; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d’autres ; à chaque instant, des cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment ; au bout d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée, elle a été remplacé par d’autres molécules de matière, de sorte que tout être organique est constamment lui-même et pourtant autre que lui-même. » [15]

Le rapport entre la logique formelle et la dialectique est comparable au rapport entre la mécanique classique et la mécanique quantique. Elles ne se contredisent pas mais se complètent. Les lois de la mécanique classique sont toujours valables pour un très grand nombre d’applications. Cependant, elles ne s’appliquent pas adéquatement au monde des particules subatomiques, lequel implique des quantités infinitésimalement petites et des vitesses énormes. Pareillement, Einstein n’a pas remplacé Newton, mais a simplement exposé les limites au-delà desquelles les système de Newton ne fonctionne plus.

La logique formelle (qui a acquis la force d’un préjugé populaire sous la forme du « bon sens ») est également valable pour toute une série d’expériences du quotidien. Cependant, les lois de la logique formelle, qui reposent sur une conception essentiellement statique de la réalité, se brisent inévitablement lorsqu’on les applique à des phénomènes plus complexes, changeants et contradictoires. Pour utiliser le langage de la théorie du chaos, les « équations linéaires » de la logique formelle ne peuvent exprimer les processus turbulents que l’on observe dans tous les domaines de la nature, de la société et de l’histoire. Seule la méthode dialectique en est capable.

La logique et le monde subatomique

D’autres philosophes, très éloignés du point de vue dialectique, ont compris les carences de la logique formelle. En général, l’empirisme et le raisonnement inductif fleurissaient tout particulièrement dans le monde anglo-américain. Cependant, la science a toujours besoin d’un cadre philosophique lui permettant d’évaluer ses résultats et de s’orienter dans la masse confuse des faits et des statistiques, comme le fil d’Ariane dans le labyrinthe. De simples appels au « bon sens » ou aux « faits » ne suffisent pas.

La pensée syllogistique – méthode déductive et abstraite – est propre à la tradition française, en particulier depuis Descartes. La tradition anglaise, très influencée par l’empirisme, était complètement différente. D’Angleterre, l’école de pensée empirique fut très tôt importée aux Etats-Unis, où elle s’est profondément enracinée. Ainsi, le mode de pensée formel et déductif n’était pas du tout caractéristique de la tradition intellectuelle du monde anglo-américain. « Au contraire », écrivait Trotsky, « on peut dire que cette [école de] pensée se distinguait par le mépris de l’empirisme souverain à l’égard du pur syllogisme, ce qui n’empêcha pas les Anglais de réaliser des conquêtes colossales dans de nombreux domaines de la recherche scientifique. Si l’on y réfléchit correctement, il est impossible de ne pas en arriver à la conclusion que ce rejet empirique du syllogisme est une forme primitive de la pensée dialectique. »

Historiquement, l’empirisme a joué à la fois un rôle progressiste (en luttant contre la religion et le dogmatisme médiéval) et un rôle négatif (dans son interprétation très étroite du matérialisme et sa réticence vis à vis des généralisations théoriques). La fameuse thèse de Locke selon laquelle il n’y a rien dans l’intellect qui ne provienne de l’expérience contient les germes d’une idée profondément correcte. Mais présentée de façon unilatérale, elle pouvait avoir – et eut effectivement – des conséquences néfastes sur le développement de la philosophie. Peu avant son assassinat, Trotsky écrivait à ce sujet :

« " Nous ne connaissons du monde que ce qui nous est donné par l’expérience. " Cette idée est correcte à condition de ne pas comprendre par " expérience " le témoignage direct de nos cinq sens. Si l’on réduit la question à l’expérience dans son sens étroitement empirique, alors il nous est impossible de parvenir à un quelconque jugement sur l’origine des espèces, et encore moins sur la formation de la croûte terrestre. Dire que l’expérience est à la base de tout, c’est en dire trop ou ne rien dire du tout. L’expérience est la relation active entre le sujet et l’objet. Analyser l’expérience en dehors de ce cadre – c’est-à-dire en dehors de l’environnement matériel objectif du chercheur, environnement dont il est distinct mais dont cependant, d’un autre point de vue, il fait partie intégrante – reviendrait à dissoudre l’expérience dans une unité informe où il n’y a ni sujet, ni objet, mais seulement la formule mystique de l’expérience. Une " expérimentation " ou une " expérience " de ce type ne vaut que pour le bébé dans le ventre de sa mère – mais le bébé est malheureusement privé de l’opportunité de partager les conclusions scientifiques de son expérience. » [16]

Le « principe d’incertitude » de la mécanique quantique ne peut s’appliquer aux objets ordinaires, mais seulement aux atomes et aux particules subatomiques. Les particules subatomiques obéissent à des lois différentes de celles du monde « ordinaire ». Elles se déplacent à des vitesses incroyables : par exemple, 1500 mètres par secondes. Elles peuvent se déplacer en même temps dans différentes directions. Dans ce contexte, les formes de pensée qui s’appliquent aux expériences quotidiennes ne sont plus valides. La logique formelle perd toute utilité. Ses catégories abstraites – noir ou blanc, oui ou non, à prendre où à laisser – n’ont aucun point de contact avec cette réalité fluide, instable et contradictoire. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il s’agit en toute probabilité de tel ou tel type de mouvement, parmi une infinité de possibilités. Loin de partir des prémisses de la logique formelle, la mécanique quantique viole la Loi de l’Identité en affirmant la « non-individualité » des particules individuelles. La Loi de l’Identité ne peut s’appliquer à ce niveau puisque l’« identité » des particules individuelles ne peut être fixée. D’où l’interminable controverse sur le thème : « ondes » ou « particules » ? Comme s’il ne pouvait s’agir des deux à la fois ! Ici, « A » s’avère être « non-A », et « A » peut effectivement être aussi « B ». Cela explique l’impossibilité de « fixer » la vitesse et la position d’un électron au moyen des catégories nettes et absolues de la logique formelle. C’est là un problème sérieux pour la logique formelle et le « bon sens », mais non pour la dialectique et la mécanique quantique. Un électron possède à la fois les caractéristiques d’une onde et d’une particule, ce qui a été prouvé expérimentalement.

En 1932, Heisenberg a suggéré que la cohésion des protons, à l’intérieur du noyau, était maintenue par quelque chose qu’il appelait la force d’échange. Cela impliquait que les protons et les neutrons échangent constamment leur identité. Chaque particule donnée est dans un état constant de flux, se change de proton en neutron pour redevenir proton. Ce n’est que de cette manière que la cohésion du noyau est maintenue. Avant qu’un proton ne puisse être repoussé par un autre proton, il se change en neutron, et vice versa. Ce processus au cours duquel les particules se changent en leur opposé se déroule sans interruption, de sorte qu’à aucun moment il est possible de dire si une particule est un proton ou un neutron. En réalité, elle est les deux – elle est et elle n’est pas.

L’échange d’identité entre les électrons ne signifie pas un simple changement de position, mais constitue un processus complexe au cours duquel l’électron « A » s’interpénètre avec l’électron « B » pour produire un « mélange » composé, disons, de 60% de « A » et de 40% de « B » – et vice versa. Plus tard, ils peuvent avoir complètement échangé leurs identités, tout le « A » étant ici et tout le « B » là. Le flux commencerait ensuite à s’inverser suivant une oscillation permanente, dans un échange cadencé de l’identité des électrons, et ce indéfiniment. La vieille et rigide Loi de l’Identité disparaît complètement dans ce genre d’oscillation d’identité-dans-la-différence qui est sous-tend toute réalité et à laquelle Pauli a donné une expression scientifique avec son principe d’exclusion.

Ainsi, deux millénaires et demi après sa formulation, le principe d’Héraclite selon lequel « tout s’écoule » s’avère être juste – littéralement. Nous avons non seulement un état de changement et de mouvement incessants, mais aussi un processus d’interconnexion universelle, ainsi que l’unité et l’interpénétration des opposés. Les électrons, non seulement se conditionnent réciproquement, mais aussi s’entremêlent et se transforment les uns en les autres. Que nous sommes loin de l’univers statique et immuable de l’idéalisme platonicien ! Comment déterminer la position d’un électron ? En l’observant. Et comment déterminer sa vitesse ? En l’observant à deux reprises. Mais pendant ce lapse de temps, même infinitésimalement petit, l’électron s’est transformé, et n’est plus ce qu’il était. Il est autre chose. Il est à la fois une particule (une « chose », un « point ») et une onde (un « processus », un mouvement, un devenir). Il est et il n’est pas. Du fait de la nature même du phénomène, la vieille méthodologie du « noir ou blanc » propre à la logique formelle et dont se sert la mécanique classique ne donne ici aucun résultat.

En 1963, des physiciens japonais ont suggéré que la particule extrêmement petite connue sous le nom de neutrino changeait d’identité en traversant l’espace à de très grandes vitesses. A un moment, elle est un électron-neutrino, à un autre un muon-neutrino, à un autre encore un tau-neutrino – et ainsi de suite. Si cela est vrai, on peut dire que la loi de l’identité, déjà bien mal en point, vient de recevoir soncoup de grâce. Une conception aussi rigide perd complètement pied lorsqu’elle est confrontée aux phénomènes naturels complexes et contradictoires que décrit la science moderne.

La logique moderne

Au cours du XIXe siècle, il y a eu plusieurs tentatives de moderniser la logique (George Boyle, Ernst Schröder, Gotlob Frege, Bertrand Russell et A. N. Whitehead). Cependant, à part l’introduction de nouveaux symboles et un certain toilettage, il n’y eut pas de véritable changement. De grands progrès étaient revendiqués, notamment de la part des philosophes linguistiques, mais sans véritable fondement. La sémantique (qui porte sur la validité d’un argument) a été séparée de la syntaxe (qui porte sur la déductibilité des conclusions à partir d’axiomes et de prémisses). C’est supposé être quelque chose de nouveau, alors qu’en réalité il s’agit seulement d’un replâtrage de la vieille division, bien connue des Grecs anciens, entre la logique et la rhétorique. La logique moderne se base sur les relations logiques entre des phrases complètes. Le centre d’attention s’est déplacé du syllogisme vers les arguments hypothétiques et disjonctifs. Il est difficile d’y voir une avancée fulgurante. On peut commencer par des phrases (des jugements) plutôt que par des syllogismes. C’est ce qu’a fait Hegel dans sa Logique. Il s’agit moins d’une révolution de la pensée que d’une façon de mélanger à nouveau les cartes d’un même jeu.

Sur la base d’une analogie superficielle et inexacte avec la physique, la soi-disant « méthode atomique » développée par Russell et Wittgenstein (et que ce dernier finira par rejeter) s’efforçait de diviser le langage en ses « atomes » constituants. L’atome de base est supposé être la phrase simple, à partir de laquelle les phrases composées sont construites. Wittgenstein rêvait d’élaborer une « langage formel » pour toutes les sciences – la physique, la biologie, et même la psychologie. Les phrases sont soumises à un « test de véracité » reposant sur les lois de l’identité, de la contradiction et du tiers exclu. En réalité, la méthode de base reste exactement la même. La « véracité » se pose en terme de « soit… soit », « oui ou non », « vrai ou faux ». On appellera cette nouvelle logique le calcul propositionnel. Mais la vérité est que ce système ne peut même pas s’appliquer aux arguments auxquels s’appliquait le syllogisme le plus basique (catégorique). La montagne a accouché d’une souris.

Le fait est que la phrase simple n’est pas vraiment comprise par ceux-là mêmes pour qui elle est censée être l’équivalent linguistique des « blocs constitutifs de la matière ». Comme le soulignait Hegel, même le jugement le plus simple contient une contradiction. « César est un homme », « Fido est un chien », « l’arbre est vert » : toutes ces propositions posent l’équivalence du particulier et de l’universel. De telles phrases semblent simples, mais en réalité elles ne le sont pas. C’est là un livre scellé pour la logique formelle, comme toujours déterminée à bannir toute contradiction, non seulement de la nature et de la société, mais aussi de la pensée et du langage. Le calcul propositionnel repose sur exactement les mêmes postulats de base que ceux élaborés par Aristote au IVe siècle avant J. C., c’est-à-dire sur la loi de l’identité, la loi de la (non)contradiction et la loi du tiers exclu, auxquelles on ajoute la loi de la double négation. Au lieu d’être écrites avec des lettres normales, elles sont exprimées par des symboles, soit :

  1. p = p
  2. p = p
  3. pV = p
  4. (p p)

Tout cela est bien joli, mais ne change en rien le contenu du syllogisme. En outre, la logique symbolique elle-même n’est pas une idée neuve. Dans les années 1680, l’esprit toujours fertile du philosophe allemand Leibniz avait élaboré une logique symbolique, bien qu’il ne l’ait jamais publiée.

L’introduction de symboles dans la logique ne nous fait pas avancer d’un iota, pour la très simple raison que ces symboles doivent eux-mêmes être traduits, tôt ou tard, sous forme de mots et de concepts. Ils ont l’avantage de constituer une sorte de sténographie, plus pratique pour certaines opérations techniques ou informatiques, par exemple, mais cela ne change en rien leur contenu. L’étalage déroutant de symboles mathématiques s’accompagne d’un jargon proprement byzantin, dont l’intention délibérée semble être de rendre la logique inaccessible aux simples mortels, tout comme les prêtres d’Egypte et de Babylone utilisaient une terminologie codifiée et des symboles occultes pour garder le secret de leur savoir. La seule différence, c’est qu’ils connaissaient réellement des choses qui méritaient de l’être, comme par exemple le mouvement des corps célestes, alors qu’on ne peut en dire autant des logiciens modernes.

Des termes comme « prédicats monadiques », « quantificateurs », « variables individuelles », et ainsi de suite, sont là pour donner l’impression que, dans la mesure où la plupart des gens n’y comprennent rien, la logique formelle est une science avec laquelle il faut compter. Malheureusement, la valeur scientifique d’un corps d’idées n’est pas directement proportionnelle à l’obscurité de sa terminologie. Si c’était le cas, n’importe quel mystique obscurantiste serait un scientifique aussi grand que Newton, Darwin et Einstein réunis.

Dans Le Bourgeois Gentilhomme, une comédie de Molière, Monsieur Jourdain est tout étonné d’apprendre qu’il a, sans s’en rendre compte, parlé en prose tout au long de sa vie. La logique moderne ne fait que répéter toutes les vieilles catégories, mais y ajoute quelques symboles et quelques termes à la sonorité sophistiquée de façon à cacher le fait qu’absolument rien de nouveau n’est dit. Aristote utilisait déjà des « prédicats monadiques » (des expressions qui attribuent une qualité à un individu). Mr Jourdain aurait sans doute été enchanté de découvrir que, sans le savoir, il n’a jamais cessé d’utiliser des prédicats monadiques. Mais, du point de vue de ce qu’il faisait réellement, cela n’aurait strictement rien changé. Changer l’étiquette sur un pot n’altère pas la qualité de la confiture qu’il contient. Et l’utilisation d’un jargon obscur ne ravive pas des formes de pensées périmées.

Au XXe siècle, la logique formelle a atteint ses limites. Telle est la triste vérité. Chaque nouvelle avancée de la science lui inflige un coup supplémentaire. Malgré toutes les modifications formelles, ses lois fondamentales restent les mêmes. Une chose est claire : le développement de la logique formelle au cours des cent dernières années, d’abord par le calcul propositionnel, puis par le calcul prédicatif, l’a menée à un tel raffinement qu’aucun nouveau développement n’est plus possible. Nous sommes parvenus à un système de logique formelle tellement complet que rien de neuf n’y peut être introduit. Le logique formelle a dit ce qu’elle avait à dire – et ce, en fait, depuis longtemps déjà.

Récemment, on a quitté le terrain de l’argument pour celui de la déduction des conclusions : « comment les théorèmes de la logique formelle sont-ils déduits ? » Il s’agit là d’un terrain assez fragile. Dans le passé, les bases de la logique formelle étaient tenues pour acquises. Une étude approfondie des fondements théoriques de la logique mènerait inévitablement à exposer leurs contradictions. Arend Heyting, le fondateur des mathématiques intuitionnistes, réfute la validité de certaines des preuves utilisées en mathématiques classiques. Cependant, la plupart des logiciens s’accrochent désespérément aux vieilles lois de la logique formelle, comme un homme qui se noie s’accroche à un fétu de paille :

« Nous ne croyons pas qu’il y ait une logique non-aristotélicienne au sens où il y a une géométrie non-euclidienne, c’est-à-dire un système logique dans lequel des principes contraires aux principes aristotéliciens de la contradiction et du tiers exclu soient considérés comme vrais et susceptibles de produire des inférences valides. » [17]

Aujourd’hui, les deux branches principales de la logique formelle sont le calcul propositionnel et le calcul prédicatif. Tous deux procèdent à partir d’axiomes qui sont supposés être vrais « dans tous les mondes possibles » et en toute circonstance. Le critère fondamental demeure le refus de toute contradiction. Tout ce qui est contradictoire est jugé « non valide ». Cela convient pour certaines applications pratiques, comme par exemple pour les ordinateurs, dont le fonctionnement est modulé sur une procédure binaire – oui ou non. Mais en réalité, de tels axiomes sont tous des tautologies. On peut remplir ces formes vides de quasiment n’importe quel contenu. On les applique à n’importe quel sujet d’une façon mécanique et artificielle. Dans le cas de processus linéaires, elles font assez bien leur travail. Cela a son importance, dans la mesure où de très nombreux processus, dans la nature et la société, sont effectivement linéaires. Mais lorsqu’on en vient à des processus plus complexes, contradictoires et non-linéaires, les lois de la logique formelle ne fonctionnement plus. Il devient immédiatement évident que, loin d’être des vérités universelles valides « dans tous les monde possibles », elles sont, comme l’expliquait Engels, très limitées dans leur application, et perdent rapidement pied dans toute une série de cas. Or, c’est précisément ce genre de cas qui, au XXe siècle, a retenu l’attention de la science, et en particulier de ses domaines les plus novateurs.

[1Cité dans A. A. Luce, Logic, p. 8.

[2Œuvres complètes de Lénine, Vol. 38.

[3M. Donaldson, Making Sense, pp. 98-9.

[4M. Donaldson, Children’s Minds, p. 76.

[5Trotsky, Ecrits, 1939-40.

[6A. A. Luce, op. cit., p. 83.

[7Kant, Critique de la raison pure.

[8Engels, La dialectique de la Nature.

[9Feynman, op. cit.

[10Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future

[11Engels, Anti-Dühring

[12Trotsky, Ecrits, 1939-40

[13Trotsky, Défense du Marxisme

[14Ibid., pp. 63-6.

[15Engels, Anti-Dühring.

[16Trotsky, Ecrits, 1939-40.

[17Cohen et Nagel, An Introduction to Logic and the Scientific Method.

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